Annonce d’une tumeur cérébrale chez l’adulte

Aspect linguistique

Le moment de « l’Annonce » du cancer, moment douloureux, difficile, de la maladie, est un « lieu » de parole où s’exacerbent l’expression de la subjectivité et le sentiment pour le patient de ne pas comprendre la maladie et les traitements d’une part, ou de ne pas être compris, par les autres (soignants et proches) dans sa souffrance et sa détresse, d’autre part.
Le constat qui s’impose est que lorsqu’on travaille sur un matériel verbal, on engage, nécessairement, des hypothèses d’ordre linguistique. Ainsi l’analyse du discours (56) se préoccupe de savoir comment ce qui est dit est dit et le mot est l’entrée dans le discours la plus immédiate et perceptible. On privilégie, de ce fait, la représentation des discours avec une approche prioritairement lexicale. Cette analyse de l’autre à travers le prisme lexical permet de mettre en évidence des mots-clés, les mots les plus fréquents et utiles à l’interprétation, parce que le mot nomme, catégorise et donc signifie quelque chose de l’attitude du locuteur. En effet, le mot acquiert une grande importance dans le sentiment linguistique ordinaire. Il construit le réel selon un point de vue et oriente le parcours interprétatif (10). Il suggère implicitement la position occupée par le locuteur.
Une partie de l’analyse du langage se porte sur les configurations énonciatives qui caractérisent le locuteur et le destinataire. Selon Benveniste (12), l’énonciation c’est « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation ». Il est important de saisir la parole du patient recevant « l’annonce » et de repérer comment les mots fonctionnent en tant que référents sociaux, quels sont les enjeux investis par les locuteurs. Le lexique est le lieu de conflictualité ou de consensus. Comment les énoncés sont-ils pris en charge, d’une manière subjective ou pas ; et d’autre part, en ce qui concerne le lexique utilisé et son poids dans les réponses, pourquoi les mots sont-ils choisis par les locuteurs dans le stock dont il dispose ? L’analyse linguistique des discours des patients met en évidence le rôle de l’émotion dans un pôle où la subjectivité est censée être sous contrôle. Les marques de référence aux personnes, comme les pronoms, sont à considérer comme une trace d’une appropriation effective du langage par les patients. En effet, les formes utilisées de manière récurrente sont significatives de la subjectivité du sujet parlant (35).
Ainsi, par l’usage du pronom « je », le locuteur marque qu’il est sujet de l’énoncé, sujet énonciateur et objet de discours. Son usage se généralise quand le patient libère sa parole. Il doit permettre de présenter sa situation, de donner son avis personnel d’exprimer ses émotions, sans frein, ni retenue, ni tabou (40). Or, dans certaines situations comme l’annonce, on remarque que le « je » occupe une place, certes, importante dans les propos des patients, mais ne sature pas les énoncés comme on pourrait s’y attendre. De fait, le modèle énonciatif privilégié s’abstrait généralement d’une prise en charge subjective. La personne reste, le plus souvent, à distance. Le patient s’efface derrière le groupe générique du « nous », communauté des patients ou le « on », extensibilité référentielle remarquable désignant le malade en général. Mais le « on » peut être un « je » masqué.
Comptent également les positions syntaxiques du pronom de la 1ère personne qui nous renseignent sur la représentation que le patient se fait de sa position personnelle en face de la maladie et du soin. On peut relever ainsi le « je » sujet, acteur principal, ou le « me, m’ », en position objet direct ou indirect, en position « patient » également au sens grammatical. Les verbes associés à ces pronoms sont pour la plupart des verbes d’activité intellectuelle : penser, croire, comprendre, se souvenir, connaître, savoir, des verbes de paroles : dire, bavarder, des verbes de modalité déontique : devoir, des verbes d’action comme suivre, écouter, accompagner, soutenir, des verbes semi-auxiliaires et polysémiques comme faire. Peu de verbes affectifs apparaissent comme si le patient ou le proche évitait l’exposition de son affectivité, comme s’il prenait une distance intellectuelle, après l’onde de choc, avec les personnes extérieures dont les soignants.
En outre, les formes négatives sont très fréquentes, où le « je » est en position d’ignorance, de soumission. L’intérêt de ces formes négatives est également qu’elles intègrent l’information sur l’autre, sur le DA, et qu’elles attestent que le message est bien passé.
Il est important, enfin, d’observer la place et l’importance du lexique subjectif. Or, dans les analyses de discours des patients, on remarque que la subjectivité s’exprime surtout grâce aux adverbes indiquant le degré d’intensité « très », « trop », « beaucoup », placés devant des adjectifs simplement évaluatifs, c’est-à-dire se situant par rapport à une norme. Ce lexique utilisé reste relativement neutre et simplement descriptif par rapport à une norme de santé, de qualité morale (39). Une autre série, restreinte à un certain nombre d’occurrences, fait appel à des mots plus affectifs comme « angoissé », « accablé », « peur », « souffrance », « gentillesse », « espoir » qui engagent l’émotion du locuteur.
Certains mots du lexique ont une résonnance particulièrement technique, médicale, comme « cancer », « information », « explication », « déambulatoire ». D’autres sont plus spécifiques de la relation comme, « médecin », « infirmière », « annonce », « accompagnement ».
Le mot « infirmière » est associé, dans les réponses aux questionnaires, à des groupes nominaux, adjectivaux ou verbaux qui mettent l’accent sur les qualités relationnelles et la fonction au sein des services (« accompagner », « expliquer », « rassurer », « informer », « faire le lien », « être à l’écoute », « faciliter la liaison », « faciliter »). Ces mots, souvent des évaluatifs subjectifs, spontanés comme « gentillesse », « humaine », « disponible », sont susceptibles de degrés d’appréciation au moyen d’adverbes comme « très », « bien », « trop ».
La personne du « médecin », vue dans sa fonction et dans sa dimension humaine, mais indirectement, implicitement souvent, est associée, systématiquement à des verbes comme « expliquer », « informer », « annoncer », « ne pas avoir le temps », « traiter un cas, une pathologie », « avoir l’habitude », « ne plus faire attention » ainsi qu’à des noms comme « termes », « mots », « vocabulaire », « guérison », « devoir d’information » ou des adjectifs comme « franc », « clair », « direct », soit le métalangage de la connaissance et de sa diffusion. L’image est négative puisque le médecin est vu comme « profitant » du passage à vide du patient pour éviter l’explication approfondie de l’état du malade. Cet état de sidération du patient qui neutralise ses capacités de parole et le rend muet « permet » au médecin de « se libérer d’un devoir d’information », c’est-à-dire « le dispense, le décharge d’une obligation ». Le problème du vocabulaire technique employé qui limite, fait écran à la compréhension, est relevé de manière très récurrente. C’est au médecin que revient également l’interrogation sur la décision prise, un moment où la famille a le sentiment d’être écartée. Sur le plan linguistique, cela s’exprime, d’ailleurs, indirectement par l’emploi du « on » ou des tournures passives : « a été prise », « on nous a dit ». Ajoutons que le médecin est désigné par des termes génériques : « le médecin », rarement par son nom patronymique.
En outre si « annoncer », c’est bien communiquer une nouvelle, le langage courant attend plutôt une collocation pessimiste, négative, dans un contexte médical sous tension comme celui de la cancérologie, la personne appréhende plutôt l’annonce comme celle d’une mauvaise nouvelle qui met en péril la survie de l’être humain et de son mode de vie.
En définitive, l’analyse linguistique permet de mesurer l’impact de l’annonce sur le patient grâce à l’évaluation des ressources lexicales. Il se dégage, par ce moyen, la part d’émotion, la voix de l’autre (48). Les discours des patients donnent la « parole » à la vie intime, aux émotions. Et cela peut sembler entrer en contradiction avec le monde médical où la subjectivité est maîtrisée par nécessité (41). La tendance, de la part des soignants, notamment des médecins, est à mettre l’affectif sous contrôle, à freiner l’expression des émotions, à se protéger, à mettre une barrière entre leur vie professionnelle et leur vie affective ; même si cette tentative peut paraître parfois illusoire comme le montrent les recherches menées, au sein des Cancéropôles, dans les groupes de recherche consacrés à la qualité de vie des soignants, autour de la souffrance au travail. Le fait de porter attention aux réactions des patients et de leur famille qui découvrent la maladie dans toute sa brutalité et de les mettre au cœur des préoccupations et de la relation, tout en paraissant contradictoire, répond justement à leur attente d’un plus d’affectivité, plus de compassion à leur égard. De fait, cette attention aux méthodes de l’annonce et à son analyse linguistique (20), apparaît comme une grande avancée pour l’exploration et la compréhension des relations humaines dans le monde médical.